Avant de partir, j’avais réussi à trouver du travail en tant qu’assistante extra-scolaire à l’école maternelle française de Boston grâce à une annonce qu’une amie avait vue dans Télérama.
J’avais vite sympathisé avec ma collègue (heureusement, car nous passions nos journées ensemble !) qui, elle aussi, entretenait une relation d’amour/haine avec la nourriture.
Cette dernière occupait une grande place dans notre vie et, d’ailleurs, nous rapprochait. Nous nous étions vite mises en quête des bonnes adresses alentour et ne rations quasiment jamais une occasion de nous faire plaisir avec cookies, muffins ou autres spécialités américaines. Nous faisions aussi du sport et tentions en même temps plus ou moins de rester à un poids convenable, mais parfois, notre seul objectif était de nous remplir le ventre. Bon an mal an, je me maintenais à un poids qui ne me satisfaisait pas (je n’étais jamais satisfaite) mais restait stable.
Deux ans après mon arrivée là-bas, je suis tombée enceinte de mon premier enfant. J’ai travaillé jusqu’à mes huit mois de grossesse et ne me suis arrêtée ensuite que parce que l’année scolaire était terminée et que j’avais deux mois de vacances (sinon j’aurais continué jusqu’au terme, ce qui est la norme aux US). Je me rappelle un jour où mon amie et moi avions fait des crêpes dans la petite cuisine attenante à la grande salle des enfants, lors de notre pause. J’en ai tellement mangé que je me suis fait peur. C’était si bon de se vautrer dans les crêpes, mon délice depuis toujours. Pourtant, je ne garde pas un bon souvenir de ce moment, parce que cet excès (je l’appelle excès non pas par jugement rationnel de la quantité mangée mais bien parce que j’étais parfaitement consciente d’être déconnectée de mon corps et de me faire du mal sans pouvoir arrêter) m’avait vraiment inquiétée, en confirmant ma pensée que mon corps était un puits sans fond.
J’avais pris 25 kilos pendant ma grossesse.
J’en ai reperdu assez facilement 20 — j’étais jeune, j’allaitais et je psychotais avec mon poids donc je faisais « attention »–, mais les 5 derniers étaient coriaces. À ce moment-là, il s’est trouvé que mon mari avait fait des analyses de sang et qu’il avait un taux trop élevé de cholestérol. Nous étions donc allés ensemble voir un nutritionniste qui nous avait expliqué comment manger pour réduire le cholestérol (en gros, éviter le mauvais gras). J’avais, grâce à ce régime, réussi à perdre mes derniers kilos et je me sentais bien. Mais bien sûr, ça n’a pas duré. J’ai gardé mon fils à la maison jusqu’à ses un an et demi, puis j’ai trouvé du travail, dans mon domaine cette fois (la traduction) et non dans celui de la petite enfance. Encore une fois, nouveau travail, nouvel environnement, nouvelles interactions sociales (cette fois-ci vraiment dans le monde du travail américain et non dans le petit cocon de l’école française entourée d’expats), une heure et demie par jour de trajets en voiture, l’inquiétude de laisser mon fils pour la première fois, puis l’achat d’une maison, les travaux, les difficultés de la maternité, de la vie de couple… Sans m’en rendre compte, j’ai repris mes 5 kilos, toujours mécontente et insatisfaite, mais je me suis stabilisée.
Avec le recul et ce que je sais aujourd’hui de moi, je pense que ce poids était mon poids de forme. Mon corps n’a cessé d’y revenir. Je n’en suis pas très loin aujourd’hui, à un ou deux kilos près. Cependant, mon expérience personnelle par rapport à ce poids et l’apparence de mon corps ne sont pas les mêmes. Et pourtant, j’ai 15 ans de plus. Mon poids et mon apparence ne sont plus vraiment un sujet pour moi aujourd’hui. Je dis « vraiment » car je ne peux pas dire que je n’y pense pas. Je trouve l’apparence physique importante, tout comme la présentation de soi, le soin de soi… Pour moi, ça va ensemble. Mais ce n’est absolument plus une source de souffrances aujourd’hui. Je ne me couche plus le soir en me demandant ce que j’ai mangé et en me blâmant du fait d’avoir trop mangé, je ne me dis plus que je suis trop grosse à chaque fois que je vois mon reflet dans la glace, je fais du sport pour le bien-être que ça m’apporte, et éventuellement le challenge ou la détente que ça me procure, pas pour maigrir, je ne m’inflige plus le « au point où j’en suis ». En fait, je ne veux plus maigrir. Je me sens bien. Et pourtant, je ne pèse pas moins que ce que j’ai pesé pendant la majeure partie de ma vie. Maintenant je sais que je mande la plupart du temps par rapport à mon ressenti et non au calcul rationnel auquel mon cerveau se livre.
Pour ma deuxième grossesse, quatre ans plus tard, j’ai pris moins de poids, en partie parce que je savais qu’après l’accouchement je serais face à un corps difforme qu’il faudrait réapprivoiser, et je n’avais pas envie de me retrouver avec trop de poids « à perdre ». Quand ma fille a eu deux ans et demi, nous sommes venus vivre en France.
Et là, ça a été la descente aux enfers…