Je me souviens de mon arrivée sur le campus de l’université du Connecticut à la fin du mois d’août 2001; j’allais avoir 21 ans. L’endroit, qui ressemblait plus à une ferme géante qu’à l’idée que je me faisais d’une université américaine (j’avais visiblement regardé beaucoup trop d’épisodes de Beverly Hills 90201), était désert ; le plus gros des étudiants•es n’était pas encore arrivé. Nous étions une poignée de Français•es qui ne nous connaissions pas mais qui avions été mis•es en relation via l’organisme d’échange. Après avoir découvert chacun et chacune notre chambre, nous avions vite cherché quelque chose à manger. Dans la petite « épicerie » du campus, je n’avais trouvé de sain qu’une pomme. Dans mon souvenir, fraîchement arrivée, je cherchais à surtout ne pas prendre de poids car j’appréhendais grandement ce séjour au pays de la malbouffe.
Une fois les routines à peu près installées, je déjeunais et dînais la plupart du temps à la cafétéria du campus. Le buffet était servi à volonté ; la pire des situations pour quelqu’un qui n’est pas apaisé sur ce sujet. Tout semblait délicieux mais rien ne l’était. Les légumes n’étaient ni assez cuits ni assez assaisonnés ; ils n’avaient tout simplement pas de goût. Les plats semblaient appétissants mais n’avaient aucune saveur. La vue de la soupe au cheeseburger m’avait traumatisée. Au bout d’un certain temps, je ne mangeais plus que des aliments très transformés pour y trouver un minimum de satisfaction et de goût et j’étais tombée dans le précipice du « foutue pour foutue ».
Un dimanche, en compagnie de l’une des Françaises avec qui je m’étais liée d’amitié, nous avions littéralement passé la journée dans la cafétéria. Au début c’était simplement pour un brunch agrémenté d’une foison de pancakes non-satisfaisants. Puis, prises dans nos discussions et sans autre endroit où aller, nous étions restées attablées et avions remangé vers 15 h, puis encore vers 18 h ; alors que d’autres connaissances se relayaient auprès de nous. Je me souviens de ce moment comme d’une orgie de bouffe inintéressante et d’une espèce de désespoir digestif et psychologique, la sensation d’une longue descente aux enfers, d’une perte totale de contrôle.
Évidemment rongée par la culpabilité, je m’adonnais les jours suivants à de frénétiques séances d’aérobic pour essayer de compenser ; j’en ressortais toujours plus désespérée. Car bien évidemment, le sport n’a jamais fait maigrir, et ce sport ne me plaisait pas.
Je me souviens d’avoir eu un comportement compulsif lors d’une soirée dans la chambre d’une de mes congénères. Nous nous étions acheté des gâteaux et des boissons. J’avais pris des Oreo, réduits en calories, bien évidemment. J’avais englouti le paquet sous prétexte qu’ils étaient low fat et m’étais à nouveau sentie très mal et très coupable (et honteuse de cette faiblesse révélée aux autres). Et je n’arrivais plus à me sortir de cette spirale.
Le cycle était toujours le même. D’abord, il y avait l’envie. Elle apparaissait dès que je ressentais un infime inconfort, et dans ce contexte, ils étaient nombreux : le fait de passer ma vie avec des inconnus•es, le dépaysement d’un territoire nouveau, la gêne de ne pas parler parfaitement bien anglais, les cours en anglais, les examens à passer, le fait de me retrouver loin de mon cadre familial et de mon cercle amical, la nécessité de me sortir de mon introversion pour aller vers les autres, l’inconnu partout et tout le temps, la frustration de ne pas trouver de bonne nourriture, le climat assez rude… Ensuite, venait la consommation d’aliments ultra-transformés pour trouver réconfort et plaisir. Puis, en même temps que ma propre déception, me venait la pensée « au point où j’en suis » suivie d’une consommation exagérée du même aliment, ou d’autres. Puis s’installait la gêne physique du trop-plein, et la culpabilité horrible d’avoir « encore » fauté. Alors le dénigrement de ma personne et de mon comportement allaient bon train. Et enfin, apparaissait immanquablement la décision de ne plus recommencer. Puis, retour au début du cycle, l’envie. Résultat, à mon retour en France aux fêtes de noël, j’avais pris 6 kilos et je me sentais horriblement mal.
Le deuxième semestre avait été moins destructeur. J’avais limité la casse à grands renforts de « volonté ». Mais de toute façon, j’étais prise dans ces comportements, et je les pensais naturels dans le sens où je ne savais pas faire autrement. Pour moi, ils faisaient partie de mon fonctionnement. Pour moi, j’étais juste trop gourmande, trop incontrôlable, trop goulue et surtout trop faible. Je me rendais bien compte que la nourriture était chargée émotionnellement, qu’elle servait de preuve d’amour, de réconfort, de plaisir, de matière à échanges, de raison de vivre même parfois… Je me rendais aussi bien compte que je ne mangeais pas toujours pour me nourrir et que j’étais prise dans un cercle vicieux, mais je l’associais à ma propre insuffisance.
Quand je suis rentrée en France pour de bon, j’ai finalement réussi à me stabiliser après plusieurs mois de lutte. En fait, je me rends compte que jusqu’à la découverte du coaching, j’ai toujours eu la sensation de lutter contre moi-même. Et de toujours perdre.
J’ai quitté le nid familial pour prendre mon propre appartement à la fin de mes études, à 23 ans. À ce moment-là je mangeais très peu le soir et le matin afin de pouvoir profiter pleinement du déjeuner avec mes collègues. Ainsi, j’arrivais à me maintenir à un poids que je jugeais à peu près satisfaisant. Le fait d’être seule m’aidait car je n’étais pas soumise au repas – et au regard – des autres. Je me maintenais certes à un poids constant mais je sais que je calculais tout le temps ce que je faisais. Mes sensations, les besoins de mon corps n’étaient jamais ce qui me guidait. Ce qui me guidait était la peur de grossir et des considérations rationnelles sur ce que j’avais mangé au repas d’avant et ce que j’allais manger au repas d’après.
En racontant ces souvenirs par le prisme de ma relation à la nourriture, je me rends compte de la fatigue que cela pouvait engendrer et de la place que ces cogitations incessantes occupaient, mais je ne voyais pas cela comme un problème. C’était comme ça. J’avais intégré le cercle de la honte et l’insatisfaction perpétuelle de mon apparence. Je sais que je suis loin d’être la seule. Mon entourage n’avait aucune idée de tout cela et il ne me serait même pas venu à l’idée d’en parler. Pourquoi ? Parce que tout simplement, il était normal, pour une femme de ma génération, de se sentir mal si on n’était pas mince, et il était normal de penser que c’était une fatalité. Quand j’en ai parlé un jour à mon (ex) mari des années plus tard, il est tombé des nues, alors que je pensais qu’il savait très bien que j’avais un rapport compliqué avec mon image et avec la nourriture. Il n’avait rien remarqué et n’avait aucune idée de la place que ça prenait dans ma vie. Je n’en avais pas une idée réelle non plus, à vrai dire. C’est seulement quand je m’en suis libérée que j’ai compris à quel point j’avais investi d’énergie, de temps et d’espace mental dans ce gouffre abyssal.
Un an après avoir pris mon appartement, je repartais aux États-Unis sans date de retour pour retrouver mon fiancé que j’avais rencontré là-bas. Une nouvelle période commençait.