Tout était bon pour juger mon physique ; mes hanches trop larges, mes fesses trop bombées, mes genoux asymétriques, mes cuisses adipeuses, mes seins tombants, mon double menton, mes cheveux fins, etc. Là je n’évoque que le physique mais ce serait sans compter sur les traits de personnalité : ma timidité, ma voix nasillarde, mon manque de répartie, ma peur du jugement, mon manque de culture générale, etc.
Bien sûr que je n’ai pas dénigré tous les aspects de moi-même. J’ai aussi des pensées positives sur ma personne et, heureusement, tout le monde en a. Je crois en mes capacités inellectuelles et linguistiques, j’aime mon besoin d’indépendance, ma capacité à me prendre en main, à respecter une certaine discipline, à compter sur moi-même et à faire en sorte que les autres puissent compter sur moi, à m’intégrer à des groupes, à me faire respecter, à savoir ce que je veux en général.
C’est drôle comme écrire cela me semble prétentieux alors que ça ne devrait pas l’être. Si je passe du temps à décrire mes pensées dénigrantes, pourquoi ne pas aussi donner de la place aux autres, à celles qu’il m’ont permis de créer des résultats positifs pour moi dans ma vie professionnelle et relationnelle ? (Réponse possible : le patriarcat.) J’ai l’impression de m’exposer autant, si ce n’est plus, quand je parle en bien de moi (cause possible : le patriarcat). Et je trouve ça triste.
Mais revenons-en à la nourriture.
Avec le recul, je crois que c’est mon père qui avait le rapport le plus compliqué au plaisir gustatif. Il cherchait beaucoup à contrôler ce que nous mangions, mon frère et moi, et il disait sans honte que le surpoids était laid. « Fat is not beautiful », aimait-il à entonner en riant. Et bien sûr, il avait toujours été gros et entretenait, je pense, un rapport très compliqué avec la nourriture et le corps. Il trouvait belles les femmes minces et ne se gênait pas pour me faire des réflexions sur ce que je mangeais, ou mes hanches, que je tenais selon lui de mes gènes grecs, c’est-à-dire de lui. Se sentait-il coupable ? C’est fort possible. Et je crois que si ses enfants n’avaient pas été goulus, il se serait senti mieux – bien que dès que nous montrions le moindre manque d’appétit, il cherchait alors à nous nourrir à tout prix.
Tous les régimes que j’ai tentés ont toujours fonctionné, pendant toute la durée du régime. Puis bien sûr, plus. Ai-je adhéré à la théorie du fameux « manque de volonté » dont il était évident que je faisais preuve ? Évidemment.
J’ai tout de même assez vite arrêté de faire des régimes et j’entretenais une saine méfiance à l’égard de ceux qui semblaient dénués de tout bon sens (monodiètes, régimes hyper protéinés, etc.). J’ai très rapidement compris que s’il existait pour moi la possibilité d’être plus mince, elle ne se trouvait pas dans ce genre de solutions. À l’époque, il ne me serait pas venu à l’idée de remettre en question cette envie même d’être plus mince, alors que je n’étais pas du tout à un poids qui pouvait me poser un quelconque problème.
Je me suis tournée vers le sport pour essayer de limiter « la casse » (encore une fausse croyance ; le sport fait maigrir). À la fin de l’adolescence, c’est devenu un peu une contrainte, parce que je me forçais à en faire plus que je n’en avais envie, pas parce que j’aimais ça, pas pour la sensation que ça me procurait, mais parce que ça allait m’aider à ne pas grossir, à avoir un corps plus désirable – encore cette injonction à être « désirable » (cause possible : le patriarcat). J’avais très bien intégré le célèbre adage « Mangez moins, bougez plus ».
À 20 ans, je suis partie aux États-Unis pour un échange universitaire d’un semestre (que j’ai prolongé à deux). Et là, j’ai découvert vraiment ce qu’était une compulsion alimentaire.