D’après mes souvenirs, j’ai tenté mon premier régime à l’âge de 14 ans. Je pense que j’étais en troisième mais il est possible que l’évènement soit antérieur, je ne suis pas tout à fait sûre de ne pas avoir été plus jeune. Je crois qu’à l’époque, j’avais éliminé complètement les matières grasses de mon alimentation. Ce souvenir est assez lointain — presque 30 ans – donc je ne me rappelle plus exactement en quoi consistait ce « régime » ni combien de temps il avait duré mais ce dont je suis sûre, c’est que j’avais déjà intégré le fait que j’étais trop grosse, que grosse voulait dire non-désirable, qu’être mince, c’était mieux, que le gras, c’était le mal, et que j’étais trop gourmande. Je me souviens très clairement décider de ne plus mettre de vinaigrette dans ma salade et me sentir affamée le soir en allant me coucher.
Évidemment qu’avec le recul et quand je regarde les photos de l’époque, je n’étais pas grosse du tout et que j’aurais passé une adolescence beaucoup plus tranquille si je n’avais pas déjà commencé à dénigrer mon corps, à me dire que j’étais différente, à me demander pourquoi moi, je n’arrivais pas à manger moins, et à me comparer à mes camarades de classe, qui elles « pouvaient manger tout ce qu’elles voulaient » et rester minces (ce dont je n’avais aucune preuve ; elles étaient peut-être elles-mêmes en proie à de terribles dilemmes intérieurs car minceur ne rime évidemment pas avec paix morale).
Rien que de très banal, en somme, pour une jeune fille adolescente. Toutes ces petites phrases que les femmes prononcent sans même y penser, affirmant que tel ou tel aliment « va aller direct sur les hanches », que les excès se paieront ou qu’elles grossissent à la seule vue d’un aliment sucré, je les avais moi aussi faites miennes. Aujourd’hui, j’ai envie de hurler à la femme qui les profère qu’elle peut se libérer de toutes ces prophéties insupportables qu’elle répète depuis des années, voire des décennies. J’ai envie de lui crier que je n’ai jamais autant mangé de ma vie et que je ne me suis jamais sentie aussi bien. J’ai envie de lui dire qu’il y a des solutions et qu’on peut sortir de ce carcan terrible de la culture des régimes, des croyances fausses sur le fonctionnement du corps que la science a pourtant réfutées mais qui continuent à être plantées dans la tête des femmes et des petites filles car elles se transmettent de génération en génération et de mères en filles.
Je parle des femmes mais mon père était également porté sur le sujet du poids. Il avait souffert à la fois de certains manques au moment où sa famille avait émigré de Grèce au Canada et d’une éducation où le surpoids est une preuve de bien-être, de richesse, d’opulence et, bien plus nocif encore, une preuve d’amour. J’utilise le terme « nocif » à dessein car je crois que la charge émotionnelle de la nourriture est l’un des paramètres les plus difficiles à déconstruire dans un processus de réflexion sur la place de la nourriture dans sa vie et sur la volonté d’un changement de comportement éventuel. Je l’ai observé pour moi-même et je l’observe à présent dans ma pratique de coach. L’aspect du lien social créé par la nourriture est ce qui fait souvent qu’on a l’impression d’être coincé•e dans une vraie toile d’araignée si on veut modifier sa façon de s’alimenter. Changer ses habitudes (quand on cherche à entamer un travail et à perdre du poids intelligemment) peut remuer tout un écosystème familial et social. C’est pourquoi travailler la relation à la nourriture est bien plus profond et bien moins superficiel ou simple qu’il n’y paraît, car cela peut engendrer une réflexion sur le fondement même de notre identité et les racines de notre tissu social. Ce sujet me passionne.
Pour être passée par toutes les étapes du processus d’évolution que m’a offert le coaching, pour avoir travaillé pendant plusieurs mois, voire années, sur ma relation à la nourriture, aux autres et à mon corps et avoir réussi à atteindre un apaisement que je n’aurais même pas pu imaginer – je n’avais d’ailleurs pas réellement conscience de tout ce que je me faisais subir à moi-même –, je sais quelle place démesurée ce sujet peut prendre dans un cerveau, et quel gâchis de temps et d’énergie il peut représenter.
Évidemment que ce premier régime, à 14 ans, n’a pas été le seul, car sans surprise, j’ai très vite tout repris et plus. Au-delà du poids, c’est la machine mentale infernale de l’insatisfaction de moi qui était lancée.