HeLo Coaching

Le jour J (partie 3)


Mon cerveau était fixé sur le kilomètre 32. Je devais atteindre le kilomètre 32, c’était comme une idée fixe. Si j’atteignais le kilomètre 32, je serais sortie d’affaire. Il ne resterait plus qu’un compte à rebours à un chiffre. Rien ne comptait plus pour moi que ce numéro : 32. Et la rengaine du « semi du dimanche ».

J’insultais en mon for intérieur tous les piétons qui cherchaient à traverser les voies sur lesquelles nous courions. Heureusement qu’aucun d’entre eux n’est entré en collision avec moi parce que je crois que j’aurais perdu mon calme.

Je commençais à en avoir ma claque des pâtes de fruit. Mon corps réclamait du sel. Entre le petit-déjeuner, les électrolytes riches en glucides et les pâtes de fruit, je n’avais plus du tout envie d’ingérer des substances sucrées. J’avais repéré à un point de ravitaillement où nous ne nous étions pas arrêtés qu’il y avait des petits crackers salés. J’allais en prendre au prochain arrêt. Il me fallait des petits crackers salés. Ma vie dépendait soudain de ces petits crackers salés.

En essayant de retranscrire mon expérience, je me rends compte à quel point dans un effort de ce type, le cerveau se met en veille. Chez moi, ça se matérialise en idées fixes ; le km 32, les crackers salés, les idiots de piétons qui traversent, le semi du dimanche. C’est comme si mon cerveau tournait en boucle sur les mêmes pensées pour ne pas à avoir à en produire de nouvelles.
Mais cela arrive sans que l’on s’en rende compte. C’est comme une sorte de transe apathique.
Les seuls moments où je réalisais que j’étais en mode pilotage automatique étaient quand des personnes arrêtées sur le côté me tendaient leur main pour que je tape dedans. Quand je le faisais, ça me faisait comme un électrochoc ; une reconnexion avec la réalité. C’est une sensation très bizarre que je ne crois avoir jamais expérimentée.

Au kilomètre 29 donc, j’ai commencé à fatiguer. Non pas au niveau de l’endurance – comme je l’ai dit plus haut, ma fréquence cardiaque était tout à fait stable – la difficulté provenait des muscles qui vont des fesses au derrière des cuisses, les fameux ischio-jambiers. Ceux-ci n’étaient pas fébriles, non, ils me faisaient au contraire l’effet de prendre de plus en plus de place, d’être complètement raidis. Je devais me traîner ces deux bâtons qui alourdissaient ma course.
Et moi de crier « J’ai mal aux fesses ! » à mon coach qui me répondait immanquablement « c’est normal ! » (que j’interprétais sans me plaindre par « Tais-toi et avance ! »).

Mais où était donc ce bon dieu de kilomètre 32 ?
Et les organisateurs qui avaient cru bon de nous faire passer dans des tunnels (avec des côtes) dans le troisième tiers du parcours. Quelle idée débile !

Je criais un truc du genre « Je l’explose, la côte ! », à chaque montée, me félicitant d’être allée m’entraîner aux buttes Chaumont et d’avoir souffert le martyre dans les dénivelés de ce parc parisien, sur les conseils de mon acolyte (qui commençait à m’énerver à s’arrêter tout le temps pour faire pipi).

En parlant de pipi, mon périnée m’a lâchée sur les derniers kilomètres (la vraie vie) et je dois avouer je n’étais pas fâchée d’avoir prévu le coup avec un cycliste « de règles » et anti-frottement qui a limité les dégâts (j’avais entendu que le corps relâchait les muscles « inutiles » dans ces moments de gros efforts pour mobiliser toutes ses forces dans les muscles qui le méritaient, c’est à dire le coeur et les jambes). Clairement, mon corps ne jugeait plus utile non plus de bien irriguer mon cerveau à ce stade.

Et le kilomètre 32, toujours pas ? Je commençais à détester tout et tout le monde SAUF les personnes qui avaient la bonne idée de crier mon prénom —ET QUI NE TRAVERSAIENT PAS LA RUE—, et les petits crackers salés.


J’ai passé le kilomètre 32 et je ne m’en suis pas rendu compte (mon cerveau, ce coquin). Du coup, l’attente me paraissait interminable. Quand j’ai vu le chiffre 35 sur un panneau, j’ai cru que j’avais une hallucination. Plus que 7 kilomètres ! Comment avais-je donc loupé le 32 ?

Les petits crackers salés, retenir les fluides, ingérer des fluides, mal aux fesses, normal, taper dans la main, fréquence cardiaque, kilomètre 42, bâtons, normal, j’explose les côtes, les crackers, l’eau, mes fesses, mon périnée, LA LIGNE D’ARRIVÉE.

Presque pas d’émotion à la vue de cette ligne. Même pas envie de me réjouir. Les derniers mètres. Mes cuisses. C’est normal.

La fin.

Je m’attendais à exploser de joie. Mais non.

J’ai eu froid tout de suite. J’étais plutôt agacée. Bien sûr que j’étais contente d’avoir fini mais je ne réalisais pas vraiment, et je voulais juste avoir chaud et me sentir mieux.

J’ai récupéré ma médaille, que j’ai trouvée moche, et mon tee-shirt, que j’ai trouvé sublime (alors qu’il était moche), et j’ai mangé une banane, après m’être enfilé une dizaine de petits crackers salés.

Juste envie d’être dans une baignoire chaude. Dans l’eau chaude. En position horizontale.

J’ai voulu dénouer mes lacets pour desserrer un peu l’étreinte de mes baskets autour de mes pieds gonflés ; impossible de me baisser. Une âme charitable l’a fait pour moi.

Trajet en métro. La torture de descendre les escaliers. Le froid. Le monde. La fatigue.

Puis, enfin, le bain !

C’était fait. J’ai réalisé à quel point j’avais stressé avant l’évènement à ce moment-là. Et à quel point c’était fou. C’était passé. Tout cet investissement, toutes ces douleurs physiques, tout ce temps, toute cette énergie, tout ce matériel, tous ces étirements, tout ce que j’avais fait pour pouvoir me retrouver dans ce bain chaud après avoir couru un marathon.

Je n’ai pas atteint le temps que je voulais, mais le chrono n’avait eu aucune importance pour moi. Je voulais courir ce marathon en moins de 4h30 et j’avais fini à 4h43. Et ça n’a réellement aucune importance. Ça en aura pour le prochain, j’en suis sûre.

Durant les quelques jours qui ont suivi, je me suis sentie complètement déprimée. Je m’attendais à une sorte de bien-être fier et satisfait. Loin s’en faut. J’étais traversée par des émotions contradictoires et avais tout le temps envie de pleurer. Il paraît que c’est connu, la déprime post-marathon. Je ne le savais pas. Après une dizaine de jours, j’ai retrouvé mon état psychologique habituel. Et j’ai rechaussé mes baskets 10 jours plus tard.

J’ai couru un marathon. Je n’y crois toujours pas.