Trois semaines avant le semi-marathon, au moment où la préparation était la plus intense, je suis tombée malade. Une vraie grippe qui m’a clouée au lit pendant trois bonnes journées et qui m’a réellement laissée sans force pendant une dizaine de jours. J’ai raté deux semaines d’entraînement et quand j’ai repris, je n’ai pas fait assez attention et j’ai tout de suite réattaqué par du fractionné. Depuis ce moment-là et jusqu’au semi-marathon, j’ai eu mal aux ischio-jambiers du côté droit. Non pas une souffrance aigüe comme une pointe mais plutôt une douleur chronique, supportable mais notable, qui ne me quittait pas, même quand je marchais.
Tant pis. Je n’ai rien fait à ce moment-là pour m’occuper de cette douleur, j’avais peur qu’on me conseille d’arrêter de courir et il était hors de question de rater ce rendez-vous avec moi-même.
Le jour de la course est arrivé. C’était une très belle journée de novembre, ensoleillée. Je ressentais un mélange de peur, d’appréhension, d’excitation, d’impatience… Comment mon corps allait-il me porter ? Comment mon cerveau allait-il réagir ?
Étais-je folle de viser les deux heures alors que je n’avais jamais fait de course et que je n’étais pas une « sportive » ?
Mon ami/coach a couru avec moi. Il a maintenu une vitesse inférieure à ses capacités pour que je puisse courir tout du long à plus de 10 km/heure sans réfléchir et, très vite, j’ai réalisé que cette allure même était plus rapide que celle que j’avais tenu sur de longues durées à l’entraînement jusque là.
Les 10 premiers kilomètres, j’ai sans cesse gardé cet objectif de 10 km/heure à l’esprit. Je me sentais plutôt bien malgré l’allure relativement élevée pour moi et j’ai même pris le temps d’admirer le paysage.
Entre le kilomètre 10 et le kilomètre 15, j’ai commencé à me sentir plus fatiguée, à souffrir un peu, à avoir mal au genou, aux abdos, à essayer d’enrayer un point de côté, à peiner à rester à côté de mon coach.
Au kilomètre 15, j’ai fait l’expérience du mur. Le moment où le corps n’a plus envie. Le moment où l’idée d’atteindre l’objectif n’a soudain plus trop d’importance, où je me suis demandée ce que je faisais là et pourquoi je faisais ça, où j’avais juste envie d’arrêter de courir.
C’est le moment où le cerveau n’est plus attentif à ce qu’il se passe autour de lui. Ça m’est arrivé plusieurs fois depuis, sur les longues sorties. Pendant une durée variable, le cerveau réfléchit, est actif, capable d’écouter un podcast, d’apprécier de la musique, de discuter même. Et puis il y a un moment où il lâche. Comme si le corps devait conserver cette énergie-là pour continuer à courir. Comme si la concentration représentait un effort trop grand. Par exemple, si à ce moment-là quelqu’un me pose une question, je ne peux pas répondre tout de suite, il faut le temps que cette information arrive à ma conscience et que je puisse formuler une réponse qui ait un sens. C’est un état assez intrigant. Et je suis toujours un peu amusée de constater que les pensées deviennent alors complètement aléatoires et rudimentaires.
J’ai appris à m’observer penser. J’ai utilisé ma pratique du coaching de vie et mes connaissances pour prendre une position d’observatrice, un peu comme un état méditatif. Je me suis rendu compte que je pensais à des choses qui n’avaient rien à voir avec ma performance : au fait qu’une telle avait un short très court, qu’un tel s’était arrêté pour boire, que mes orteils me faisaient mal, qu’il y avait des gens derrière moi, que ma cuisse me lançait, qu’il y avait de la boue par terre, que je devais faire attention aux endroits où je mettais les pieds.
Mes objectifs de vitesse, même si j’essayais de les atteindre, n’avaient plus de pouvoir sur mon corps. Je faisais juste ce que je pouvais. Et c’était déjà énorme.
J’avais envie de crier à mon coach de m’attendre, il s’éloignait lentement de moi, me semblait-il (c’est moi qui ralentissais). Avec le recul, je sais qu’il a bien fait de maintenir sa foulée. S’il avait ralenti, j’aurais ralenti plus encore. Je l’entendais me crier des phrases pour me motiver, pour m’encourager mais à un moment, je ne pouvais même plus répondre. Je mettais un pied devant l’autre en tentant de ne pas ralentir et c’était tout.
Au kilomètre 20, ses encouragements se sont transformés. Ils se sont accentués. L’idée de courir encore plus d’un kilomètre m’était insupportable mais je savais ce que ça représentait, 1 km, grâce aux entraînements. J’ai accéléré. Pas beaucoup, mais j’ai accéléré. Et là j’ai commencé à avoir envie de vomir, à ressentir que je ne voulais qu’arrêter, que je me fichais complètement de mon résultat.
Une autre femme courait à peu près à la même hauteur que moi et nous nous étions à plusieurs reprises dépassées et rattrapées l’une l’autre.
Mon ami m’a crié « Double-la, double-la ! ». Comme elle l’a, elle aussi, entendu, elle a accéléré un peu. J’ai essayé de la doubler mais je n’ai pas pu. Je n’ai pas pu non plus le rattraper, lui. Je faisais ce que je pouvais et je ne pensais qu’à arrêter. Mon cerveau ne pouvait se focaliser que sur ça. Dans les derniers mètres, poussée par la joie d’apercevoir la ligne d’arrivée, j’ai réussi à presser encore un peu le pas.
Puis j’ai passé la ligne d’arrivée. Et enfin, j’ai ressenti la délivrance. Mon corps a mis un petit moment à s’apaiser, à trouver son souffle, à comprendre que c’était fini. J’ai bu et mangé ce qui était proposé. Mais pas beaucoup, car je n’avais aucune envie de manger. Je me suis forcée, mais ça m’a fait du bien.
2h05. Je visais 2 h en espérant 2h15.
Et là, une fois que j’ai eu pu me détendre un peu et me recentrer, je l’ai ressentie. Cette émotion si agréable qui est probablement la raison même qui fait que je cours : la fierté. La fierté d’avoir atteint mon objectif. La fierté d’avoir accompli quelque chose de nouveau. La fierté d’avoir bravé toutes les difficultés. La fierté d’avoir envoyé balader la partie de mon cerveau qui n’aspirait qu’à rester dans le connu. Celle d’avoir vécu une nouvelle expérience qui m’en a appris un peu plus sur moi, mes capacités, ma résistance, mes envies, mon endurance.
J’ai aussi découvert le sentiment d’appartenance et l’exaltation de l’évènement collectif. Je vous raconte la prochaine fois…